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« Comment oser monter Baal en 2022 ?… »
Entretien avec Armel Roussel
« Comment oser monter Baal en 2022 ?… »
Entretien avec Armel Roussel
Pourquoi monter Bertolt Brecht (1898-1956) et pourquoi cette pièce-là, sa toute première, dont il a fait cinq versions, et qui est sans doute son texte le plus personnel ?
A.R.- La question n’est pas pourquoi Brecht, mais pourquoi Baal et la première version, celle de 1919 dans la traduction d’Eloi Recoing. Brecht a 19 ans quand il écrit son premier texte. C’est vraiment une pièce de jeunesse très différente du reste de son œuvre. J’ai souvent été attiré par les premiers écrits parce qu’ils sont encore bouillonnants, parce qu’il y a encore un côté très brut, très pulsionnel dans l’écriture et en même temps, très poétique.
Baal est un texte auquel je suis revenu plusieurs fois. Et quand j’ai lu la version de 1919, traduite par Éloi Recoing j’ai été immédiatement happé. Je suis toujours attiré par le mystère, or cette pièce contient un mystère, un mystère intentionnel des personnages qui y sont réunis. C’est une pièce qui m’interroge, qui me paraît quasi impossible à monter en 2022, dans une société d’après #metoo, avec des questions telles qu’elles sont posées aujourd’hui sur les relations homme-femme, la violence, le harcèlement. Au centre de la pièce, on a certes un poète, mais aussi un porc, mais également quelqu’un qui n’a pas de limites. Cette pièce creuse l'âme humaine : Baal n’est ni un héros, ni pas un héros ; la pièce est ni une utopie, ni une dystopie, c’est quelque chose de plus sourd, de plus enfoui, de plus inconscient, c’est-à-dire que c’est rugueux. Je suis déjà dans des questions d’empathie ou de non-empathie face à ce personnage. Je dois avouer que j’aime Baal. Et en même temps, je parle du personnage de Baal, et il est absolument insupportable, inacceptable.
C’est intéressant de se demander si tous les récits peuvent être portés à la scène en 2022. Quand Brecht en parle, il dit que c’est à la fois son autoportrait, la description de la vie qu’il en a et du monde qu’il voit au sortir de la Première guerre. Notamment dans les rapports homme-femme, mais aussi dans les rapports sexuels sous-jacents dans la pièce puisque Baal a aussi un amant qui est son meilleur ami et qu’il va tuer. La pièce a aussi une donnée étrangement psychanalytique.
Je crois que je fais toujours un peu ma psychanalyse dans les spectacles que je fais….
Comment avez-vous composé votre distribution et trouvé votre Baal ?
AR- C’est la première fois que je m’empare d’un texte sans aucune distribution en tête ! Je crois que j’avais une idée de Baal, influencée par les adaptations cinématographiques que j’avais vues, notamment celle de Volker Schlöndorff, dont je savais qu’il avait eu, lui aussi, du mal à trouver son Baal. Jusqu’au jour où dans un petit café, il a rencontré au sein d’un groupe de jeunes acteurs, Rainer Werner Fassbinder qui, à l’époque, n’était pas du tout connu. Je recherchais un physique à l’image de la massivité du corps de Fassbinder. J’ai fait des auditions dans ce sens durant tout un temps. J’y ai rencontré un jeune acteur de 30 ans - l’âge de Baal - et tout à coup ce fut une évidence absolue.
Il s’appelle Anthony Ruotte, il est sorti de l'INSAS, il y a deux ans. Physiquement, il est à l’opposé des images que je m'étais faites : il n'est pas grand, ni mince, ni gros. L'évidence est dans le rapport à l'oralité, à la sauvagerie et à la finesse. Il fallait quelqu'un qui puisse faire entendre ce verbe, en dehors du contenu du verbe. Durant l’audition, Anthony a joué Baal sans aucun « méta théâtre », méta théâtre que j’étais déjà en train d’inventer pour mettre en perspective toutes les situations difficiles qui ont lieu dans le texte. Or, j’aime la pièce pour ce qu’elle est malgré les difficultés qu’elle pose. Je n'ai pas peur de me coltiner toutes ces questions, au contraire c'est ça qui me motive. Anthony Ruotte me permet d'y aller frontalement et de ne pas contourner ce texte. On verra les questions que tout ça posera. Ce qui est important pour moi est de ne pas faire de Baal un être éteint. Qu'il ne soit ni éteint, ni un mec violent, hystérique et débordant, car il n'est ni éteint, ni allumé, en fait il n'est ni tout, ni mort, ni vivant, il est traversé, transpercé, vivant d'une partie de choses qu'il a mises en conscience et d'une partie de choses qu'il ne comprend pas.
Anthony jouera Baal avec, autour de lui, huit autres actrices/acteurs qui prendront en charge l’ensemble des personnages. Le groupe va s’emparer du texte comme d’une fable qu’il va porter. C’est une de mes marques de fabrique le groupe, la bande. C’est une pièce de sauvagerie, de jeunesse sauvage. C’est une pièce très rapide, très dynamique où tout se fait à vue, la narration, les changements de rôles... Pierre-Alexandre Lampert crée la musique, je ne sais pas s'il sera sur ou hors scène, car il joue parfois en live mais du fond de la salle, derrière le public. L'avantage du live c'est que ça laisse aussi des latitudes, comme quand on joue avec la réalité de ce qui a lieu.
Tout tourne autour du personnage de Baal. La pièce est écrite en 28 tableaux et Baal est dans les 28. On va jouer Baal pour ce qu’il est. On va ni le masquer, ni le défendre, ni en faire un héros et en même temps, on va être dans tout ça. C’est un texte qui peut paraître sombre au départ puisqu’il comporte une véritable violence, ce poète est très violent. Or, le théâtre qui fait partie de mon ADN de metteur en scène, est plutôt un théâtre festif, puisque c’est un théâtre de la rencontre. Il s’agira de comment faire - avec tous les paramètres que je viens de dire – un spectacle qui puisse être une fête. Le théâtre est pour moi une fête, jouer est une fête, une représentation est toujours une fête. Mais comment créer une fête sur des débris d’un ancien monde ?
Brecht a écrit en exergue de son texte : Baal est contemporain de qui monte la pièce.
Est-ce à dire qu’il est le poète maudit de tous les temps ?
A.R. La pièce ne ressemble à aucune autre pièce de Brecht. Je pense qu’il est quasi impossible de véritablement de la dater, de se dire qu’elle est de 1919. Ce sera un Baal qui se passe aujourd’hui. Et c’est bien la difficulté, car les Baal existent aujourd’hui, on les montre du doigt, quelque part, on peut en avoir besoin aussi. Dans Le Complexe du Loup-garou, Denis Duclos parle de la nécessité d’avoir des monstres, c’est-à-dire de la nécessité du monstre dans la société. On peut traiter Baal de monstre, on peut aussi le traiter d’ogre. Ce Baal appartient à nos cauchemars les plus profonds et ce qui appartient à nos cauchemars les plus profonds est une nécessité. C’est très dur à entendre mais il y a quelque chose de l’ordre de la régulation sociale. On peut se demander aussi pourquoi on est attiré par des choses qui tiennent de l’horreur. Qu’est-ce qui fait que certains faits divers nous captivent. Ça va interroger le rôle de la fiction : il ne s’agira pas seulement de raconter la jolie petite histoire d’un poète qui vient fracasser les bonnes règles de la société en faisant tomber les masques et en agressant les femmes qu’il rencontre, en agressant les amis qu’il rencontre. Il y a la question de ce qu’on raconte en 2022, et de la fiction telle qu’elle est portée en 2022 et du rôle que ça peut avoir. Cette question sera au centre de la pièce. J’ai été étonné d’avoir moins de monde à mon audition que pour d’autres textes que j’ai montés. Et j’ai demandé aux candidats leur avis sur cette question. La réponse a été : comment peut-on monter ce texte en 2022 ? C’est une réponse étrange de la part d’actrices et acteurs, car elle présuppose une négation de tout geste de mise en scène donc de toute mise en perspective. C’est donc qu’on est dans des lectures au premier degré des choses, moralisantes. Et tout à coup, on a un personnage qui est dans l'anti morale et qui au contraire va interroger tout ce qui est de l’ordre du moral en déplaçant le cliché.
L’échange avec les comédiennes à ce sujet est hyper intéressant puisqu’on est dans l’intention d’incarner les personnages tels qu’ils sont écrits et on est renvoyé sur le sens de ce qu’on raconte, et sur le pourquoi on raconte ça. S’il s’agit de dire : être un harceleur de femmes ce n’est pas bien, violenter les femmes ce n’est pas bien, ça ne va pas être passionnant comme propos. Il y a quelque chose de l'ordre d’une plus grande complexité qui se met en place et qui est je pense beaucoup plus provoquant, du sens latin « appeler ». C’est un texte qui provoque puisqu’il appelle.
De la même façon, monstre vient du terme monstrare qui veut dire : digne d’être montré.
Baal est une pièce qui appelle et qui est digne d’être montrée.
Baal est aussi un enfant de la guerre, dont Brecht a écrit l’horreur, sans toutefois connaître l’expérience du front, mais celle d’infirmier et il est révolté par ça. Est-ce que le surgissement de la guerre en Europe peut influencer ton travail ?
A.R- Bien sûr que Baal n’est intéressant que parce qu’il s’inscrit dans le monde dans lequel il existe. Le texte dit que jusqu’à l’âge de 30 ans, Baal s’est comporté comme il fallait, il a été sage, obéissant et qu’il n’a jamais dépassé les lignes et que, tout à coup pour des raisons qui ne sont pas expliquées dans le texte, il s’est mis à vriller. Je pense qu’il y a des origines multiples à çà. La normativité dans laquelle il est ne peut plus tenir. Il est dans le contexte de quelqu’un qui sort de la guerre et qui dit : est-ce qu’on peut être toujours normatif ? C’est un révélateur par la destruction. La destruction, il la porte en lui parce qu’il l'a vue et c’est un révélateur de masque. Parce qu’il a vu l'insupportable, il devient insupportable.
Le fait qu’il puisse avoir en face de lui une codification hypocrite, le rend sans limite et même sans beauté. Il est décrit dans la pièce comme étant un homme disgracieux, il est décrit dans ses actes comme étant un être laid. La question de la beauté et de la laideur traverse aussi la pièce, dans le sens très large de la laideur et de la beauté du monde, de la laideur et de la beauté des rapports humains, de la laideur et de la beauté physique.
Je ne peux pas faire une mise en scène de Baal ex nihilo, c’est un Baal qui appartiendra à la société dans un sens large d’aujourd’hui, du temps où il est monté. Dans le temps-là, il y a la guerre en Ukraine mais je ne veux pas l'accès comme une clef de lecture unique.
J’ai lu un texte qui expliquait tout Baal par le fait que c’était un homosexuel refoulé et je trouve qu’à chaque fois qu’on pose une contextualisation, une rationalisation ou une explication, où l’on cherche à lui trouver des raisons, on cherche aussi à lui trouver des excuses et ça en fait quelque chose d’extrêmement limitatif. C’est intéressant, car on a tellement besoin de se rassurer devant ce texte qu’on va essayer d’aller trouver des excuses. Mais toutes ces excuses enlèvent beaucoup d'intérêt au texte. Je pense que l'intérêt du texte est le danger.
A.R. Baal n'a pas de maison, il vit dehors ; le texte parle du ciel étoilé, de la nature, de la force de la nature qui lui donne peut-être cette animalité d'ailleurs -
comment montrer cela au plateau ?
A.R.- Je voudrais travailler sur un espace unique, qui se métamorphose facilement puisqu'il y a des scènes d'extérieurs, avec un rapport à la forêt, au ciel, mais il y a aussi beaucoup de scènes d'intérieurs avec sa chambre, sa mansarde qui revient tout le temps, comme une espèce de tanière. Il y a aussi chez sa mère. Il y a aussi le cabaret. Ce qui est étonnant avec ce texte, c'est le mélange d'âpreté qu'il présente et en même temps une sorte de joie théâtrale à faire. Pour traiter la multiplicité de lieux, je souhaiterais sans doute une forme évolutive, pour travailler avec la réalité des lieux dans lesquels on joue, en fonction du cadre de scène et de l'extérieur. Par exemple à la Tempête, on joue en juin, la scène est posée au milieu des bois. Donc, grâce au rapport à l'extérieur je peux plus facilement faire un lien entre intérieur/extérieur.
Au Théâtre du Nord, j’aimerais qu'il y ait du débordement du plateau vers la salle et de la salle sur le plateau. J'imagine quelque chose qui se questionne et qui se raconte ensemble. J’envisage l'espace salle et l'espace scène comme un espace commun et unique, voire possiblement le hall au début du spectacle. J'aime bien quand la discussion, les textes et ce qu'ils questionnent, quand les histoires que l'on raconte s'ancrent complètement dans la vie.
A.R.- On a dit que Brecht se projetait beaucoup dans Baal. Cette pièce est-elle pour toi une sorte de miroir tendu au jeune homme que tu as été ou que tu aurais aimé être ?
Il y a de l'autoportrait dans Baal, y compris une donnée de l'autoportrait de l'acteur qui va jouer Baal, y compris une donnée de l'autoportrait de moi-même. Même si ce n'est pas mon histoire, ou que ce ne sont pas mes actions, il y a quelque chose dans lequel je peux me reconnaître et dans lesquels j'espère, les gens peuvent se reconnaître. Et donc j'imagine un spectacle où l'histoire se racontera avec et pour les gens qui seront là. De toute façon, je cherche toujours à ce que la barrière de la salle soit abolie le plus possible. J’aimerais beaucoup qu'il y ait cette prolongation du public sur scène.
Que ce soit une arène, sensible et poétique, à la fois intime et à la fois spectaculaire.
Propos recueillis par Isabelle Demeyère le 2 mai 2022