accueil > "Reposer la question des frontières"

"Reposer la question des frontières"

Adama Diop
Entretien

Comédien de renom, mis en scène par les plus grands – il a été Macbeth chez Stéphane Braunschweig, Othello chez Jean-François Sivadier ou encore Lopakhine dans La Cerisaie de Tiago Rodrigues, au côté d’Isabelle Huppert, Adama Diop présente son premier spectacle, Fajar au Théâtre du Nord, L’Idéal – Tourcoing du 20 au 22 mars

 

Infos & révervationswww.theatredunord.fr/fajar

Vous êtes comédien, quel est le désir qui vous a amené à passer à l’écriture ?  

J’ai eu très tôt un rapport à l’écriture qui s’est traduit par la chanson, essentiellement en wolof, ma langue natale, la langue du Sénégal. Il m’a fallu du temps pour, peut-être, me sentir légitime d’écrire en français. C’est la première fois que j’écris un texte pour la scène mais je ne me voyais pas écrire une pièce de théâtre. J’avais envie d’être avec des musiciens et aussi de faire cohabiter le wolof et le français. Faire résonner ces deux langues et m’interroger sur comment vivre ensemble.
Le théâtre est un lieu de complexité, de réflexion, de dialogue.
Et il m’a paru nécessaire de reposer la question des frontières : comment les franchir, comment tisser des liens, des histoires entre plusieurs civilisations, plusieurs continents ? Comment être vraiment d’ici et d’ailleurs ? Tendu vers l’humanité profonde que nous partageons tous, faite d’influences multiples ?
Fajar, qui veut dire aube en wolof, est en quelque sorte une contribution à toutes ces réflexions. La question des migrants convoque toujours la peur, qui elle-même suscite la violence. Comment redonner du respect, comment faire entendre leur intelligence : ce ne sont pas des nécessiteux, ce sont des médecins, des profs, des philosophes...

 

 

Quel est le fil qui vous a guidé dans l’écriture ?

Je raconte l’histoire de Malal, un jeune garçon qui a une vie intérieure très riche, comme celle d’un poète, et qui se sent appelé par une sorte d’injonction de partir, de se confronter au monde pour devenir qui il est. Les épreuves successives l’obligeront à faire face à sa réalité et à des choix qui l’entraineront vers l’inconnu. Fajar est donc un voyage initiatique.
Je me suis un peu inspiré de mon trajet de jeune immigré sénégalais rêvant d’être acteur, mais bien naïf des réalités en France : la perte de repères, le manque du pays, le racisme... Beaucoup de gens qui partent du Sénégal ignorent l’étape de Lesbos : 18 000 personnes enfermées… Et malgré tout, la vie qui reprend le pouvoir, des enfants qui jouent, des petites boutiques qui émergent çà et là… Je m’y suis rendu dans le cadre de ce travail d’écriture et j’ai été très touché par l’esthétique sonore du lieu. Parfois, il n’y a pas besoin de texte pour ressentir une émotion énorme.

 

 

Quel est donc votre parti-pris de mise en scène ?

Mon parti-pris est de montrer cet entre-deux, le fait d’être coincé entre deux pays, deux langues, deux vies… C’est une manière de raconter l’histoire de France, l’héritage de la langue, comment on vit avec ça. Depuis vingt ans, je suis « l’autre » : comment se défaire de ça ? C’est bien de questionner ces concepts d’intégration : j’amène mes questions intérieures au plateau et je réponds en même temps à ceux qui m’ont posé ces questions …C’est un spectacle pour enrichir nos relations !

 

 

Comment traduire cela au plateau ?

J’avais envie de naviguer entre différentes esthétiques de la langue : le scénario, la poésie, le conte. Cette interaction entre ces formes de récits me permet ainsi de structurer rythmiquement le texte et de travailler sur une certaine musicalité de la langue. Le pari est aussi d’écrire ce texte comme une chanson, c’est-à-dire dans le but d’être mis en musique. Certaines parties ont été écrites en même temps qu’une partition musicale avec des allers-retours permettant une sorte de tressage narratif.
J’ai donc décidé de commencer par la forme scénaristique, très moderne, pour finir par le conte, forme bien plus ancienne et ancrée dans l’oralité. Entre les deux formes, le personnage fera irruption avec sa poésie. Le conte me permet de pouvoir me servir des personnages comme de figures mythologiques. Je pense à l’homme aveugle qui est une sorte de Tirésias et à Marianne qui est une allégorie de la liberté.

Un des paris de ce texte, c’est de tenter une réappropriation de la poésie dans le langage du quotidien. Comme au Sénégal où nous construisons nos vies et nos utopies par la force du verbe, de la métaphore. Ainsi, c’est assumer le rapport très écrit dans le langage parlé.

 

 

Il y aussi un écran au plateau et la diffusion d’un film  que vous allez tourner au Sénégal cet été…

 

Oui, cela m’intéressait beaucoup d’explorer le rapport à l’écran car c’est par les écrans qu’on entend parler des migrants et l’écran nous empêche de voir : Malal doit lutter pour arriver sur le plateau…

 

 

Extraits de propos recueillis par le Théâtre du Nord le 25 mai 2023

Découvrez aussi...