accueil > "L'œuvre est large et généreuse. Étudier toutes ces situations, sans en négliger aucune, c'est tenter de se hisser à sa hauteur "

"L'œuvre est large et généreuse. Étudier toutes ces situations, sans en négliger aucune, c'est tenter de se hisser à sa hauteur "

Entretien avec Eric Lacascade
Entretien

Éric Lacascade, vous m’aviez confié que, pour vous, le choix d’un texte était extrêmement important, puisqu’il s'agit ensuite de vivre des mois, jour et nuit, avec un auteur. Quelles sont les raisons qui vous ont conduit à mettre en scène Œdipe roi ?

 

Tout d'abord, étant en recherche de textes, et la lecture de textes nouveaux ne m’ayant pas  satisfait, je suis retourné aux fondamentaux de ma culture théâtrale, la tragédie. Et là, j'ai senti qu'il y avait pour moi à faire et à dire. Deuxièmement, en relisant des notes prises au tout début des années 90, concernant mes désirs de mises en scène, j’y ai retrouvé un nombre important de spectacles que j’ai montés depuis lors. À 30 ans, sur un petit bout de papier, j’avais tracé sans le savoir ce que serait une partie de ma vie dans le théâtre ; il y avait là : Ivanov, La double Inconstance, Les trois Sœurs, Le Balcon, Les Bas-fonds, Electre, etc. Et Œdipe Roi… J’ai finalement monté les textes auxquels j’avais rêvé adolescent, les trouvant à la fois insurmontables et magnifiques. Il suffisait d'attendre le moment, le bon moment pour que cela surgisse dans ma vie. Comme une évidence. Et Œdipe apparaît bien, étonnamment, juste en-dessous des Bas-Fonds. La seconde raison est donc que je suis ce qui était écrit…

La troisième raison de monter ce texte - du moins ne l’aurais-je pas fait de manière aussi rapide sans cela -, c’est la proposition de Jean Varela de nous accueillir en résidence de création, puis pour la première au Printemps des Comédiens en 2022, à l’Agora, Cité Internationale de la Danse, qui peut évoquer un théâtre antique. Y faire sonner une tragédie sous le soleil de la Méditerranée est une adéquation idéale, tant avec l’écriture qu’avec une partie de mon projet : jouer de la proximité entre le Chœur et le public. Installer ce Chœur comme porte-parole du public, de l'assemblée à laquelle s'adresse directement Œdipe dès le début de la pièce, réuni pour que les problèmes rencontrés dans la cité soient résolus par ceux qui gouvernent. « À la grecque ». Aller visiter, interroger le rapport au public  du théâtre grec, où l'on était convié à entendre dans un amphithéâtre, en plein air, notre propre histoire, et tenter d'englober dans un même récit et dans un même espace acteurs et spectateurs.

Il y aurait bien un quatrième motif : ces textes datant des premiers mouvements de démocratie peuvent évidemment résonner avec des questions de notre époque. Nous sommes réunis avec un peuple face à son roi, et ce peuple demande des comptes. Je pense qu’il sera intéressant de retrouver une agora avec des citoyens participant de l'avancée de la tragédie en posant à ceux qui les gouvernent des questions qui touchent au fonctionnement du pouvoir.

 

Quand vous parlez de "simplicité" concernant votre projet, s’agit-il d’une simplicité formelle, d’une épure dans la scénographie à la faveur de ce que portent les interprètes ?

 

Oui, il s'agit d'une simplicité scénographique : jouer l'espace réel réunissant l'assemblée des citoyens devant le palais d'Œdipe et Jocaste. Je veux profiter de notre résidence de création pour m'immerger dans l'espace tragique et le plein air de ce lieu singulier le plus longtemps possible ; nous adapterons ensuite le décor pour la tournée pour du spectacle en salle, en nous inspirant de cet espace premier. Je souhaite que la scénographie émerge de cette immersion.

Mais simplicité aussi dans l’étude des situations. Que ce soit celle du tribun s'adressant à la foule, ou la situation du roi qui doit partager le pouvoir et remplir le mandat octroyé par la cité, ou encore  la situation d’un homme avec sa femme, passionnément amoureux et contraints de se séparer, etc. Les situations sont simples, et je veux les étudier avec acuité ; "simples" n'est  peut-être pas vraiment le mot, je dirais "brutes", oui, des situations brutes comme de l'art brut, ou brutales ou entières, pas besoin de concept ou de message à faire passer, qui conduiraient toute l’œuvre vers tel ou tel endroit ; non, tout est là, dans le rendu intime et spectaculaire de ces situations brutalement concrètes. Et si leur étude est précise, alors elles ouvrent le champ d'une multiplicité. De sens, de rapports, de propos. L'œuvre est large et généreuse. Étudier toutes ces situations, sans en négliger aucune, c'est tenter de se hisser à sa hauteur.

 

Autour de ce projet, vous souhaitez travailler avec des actrices et acteurs avec qui vous entretenez une fidélité, une complicité. Qui sont-ils, et comment imaginez-vous votre « direction d’acteurs » ?

 

Je vais en effet me lancer avec une équipe d'acteurs fidèles, notamment Christophe Grégoire qui a incarné Platonov dans la Cour d’Honneur et qui, depuis, a fait un chemin brillant au service de nombreux metteurs en scène. Il y aura Alain D'Haeyer, Christelle Legroux, et puis deux jeunes acteur et actrice pour prendre en charge et le Chœur et le Coryphée. J'ai souvent monté des spectacles qui parlent des gens de peu, plutôt que de rois, de reines et de Dieux, or ce Chœur, ce Coryphée représentent précisément ces gens de la rue. Ainsi, je souhaite qu'il soit fortement incarné, qu'il ait du corps, un vrai parcours, une vie personnelle indépendante de la tragédie, d'où mon choix de ce couple de jeunes gens, dans cette histoire de héros matures, pour ne pas dire âgés. Ce sont eux qui vont poser l'essentiel des questions au pouvoir politique, telle une génération qui s’adresse à une autre, en demandant : qu’avez-vous fait de la Cité ? Car, au début du texte, c’est bien de cela qu'il s'agit : on est en pleine pandémie, il y des morts partout : que fait le gouvernement  pour trouver une solution ? J'emmène donc dans l'aventure Pénélope Avril et Alexandre Alberts, jeunes acteurs sortis de l'école du Théâtre National de Bretagne, tous deux         familiarisés à ma méthode de travail.

 

Si tout repose essentiellement sur l’interprétation, comment avez-vous travaillé avec vos interprètes ?

 

Comme je le fais habituellement. J'ai une méthode de travail : les acteurs traversent tous les rôles, le garçon qui jouera Créon travaillera autant Œdipe, de la même manière qu’Œdipe   travaillera autant Créon, etc. Par ailleurs, je trouve que ce texte, contrairement à son apparence, n’est pas seulement une pièce « d’acteurs », mais aussi une pièce de troupe et de communauté : à travers le destin tragique d’un homme, c’est toute une communauté qui  est à l’écoute et au travail.

On est dans un bateau : si le pilote devient fou, ce qui est le cas d’Œdipe, tout le monde part dans les récifs. Il me revient de traiter de la communauté entière, et si j'y arrive, le texte aura la densité et la profondeur qu'il mérite. Et il nous touchera plus encore qu'une partition de destins héroïques individuels et solitaires juxtaposés. C'est donc une partie de mon enjeu. Pour ce faire, je vais travailler au plus près de la langue et des situations avec les acteurs, selon une méthode qui est en quelque sorte notre vocabulaire, notre grammaire de travail théâtral.

 

Vous créez ici votre propre adaptation du texte ; quelle est l’intention de cette réécriture personnelle ?

 

Il y a eu tant et tant d'explications sur le pourquoi des différentes traductions et adaptations que je ne sens pas la nécessité de développer outre mesure le pourquoi ou le comment de la singularité de mon adaptation. Au risque de paraître banal, préserver la force et la beauté de la langue initiale tout en s'adressant aux spectateurs d'aujourd'hui, c'est le premier objectif. Juste un petit exemple : il y a une multiplicité de Dieux dans la Grèce antique et le Chœur y fait régulièrement appel ; je me dis : gardes-en deux ou trois, cela suffit, nous avons    compris que nous sommes dans un univers panthéiste… Nous gagnons en légèreté et ne perdons pas trop les spectateurs dans le dédale du Panthéon antique.

 

Comment procédez-vous dans ce travail ?

 

À ma connaissance il y a près d'une vingtaine de traductions. Donc je compose avec chacune, j'observe chaque phrase, je pèse chaque mot. C’est un travail monumental. Je suis rivé à ma table, et j'écris aussi en pensant aux acteurs qui la joueront. J'écris, ou plus exactement, je recopie ce qui fut déjà écrit par d'autres, en pensant au plateau. Je pars d'une  traduction assez « classique », qui me sert de guide. Elle date des années 60, et je la compare régulièrement avec toutes les autres traductions et j'avance comme cela pas à pas. Je fais un premier jet avec mes cinq versions de prédilection, ce qui me prend environ une demi-journée pour 40 vers, et quand j’ai 120 vers, je relis toutes les autres versions à l’aune  de ça, pour voir s’il n’y a pas une chose ou une phrase un peu plus efficace que ce que j’ai écrit. C’est un travail d’entomologiste de création, immense mais absolument passionnant.

 

Propos recueillis par Mélanie Drouère, pour la création au Printemps des comédiens à Montpellier en février 2022.

Découvrez aussi...