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Qu’y vois-je ?
Ce bas quartier qu’arpente l’homme de La nuit, je l’ai un peu connu, à ses marges, comme beaucoup de jeunes gens.
J’ai rencontré alors, nocturnes, ces petits prêtres vaudous qui soliloquaient, ces voyous nerveux, fiévreux, s’inventant des théologies particulières, des rites personnels, se baptisant de dieux secrets, lisant dans les signes, élucubrant de grandes gestes écrites en langue de feu dans les insignifiants aléas quotidiens d’une vie globalement oppressée.
Ceux qui étaient nés de plain-pied et qui y avait droit légitime sur leur contrebande. On ne savait trop d’où ils venaient, comment ils (sur)vivaient. Ni où ils dormaient.
Tordus par le monde et ses grandes gifles, ils ne se plaignaient pas. Je les voyais seigneurs, souvent drôles, parlant de rixes et de menus larcins, organisés autour de héros aux faits d’armes douteux : bravaches, bandits, beaux, seigneurs des marges et des alcools trop forts. Batailleurs, obliques, fiers, adolescents éternels. D’étranges grands frères.
Je me souviens de quelques prénoms. Leur fierté surtout m’en imposait. Mais personne pour écrire leurs chroniques. Je me souviens de mains serrées trop fort dans des serments éthyliques. De regards qui tentaient de franchir les barrières, de passer le quai. Fraternités profondes et factices. Bistros blafards et cafés obscurs. Communion fausse de l’ivresse.
En lisant le livre de Koltès, m’est revenu tout ça. D’un coup. D’un bloc. J’ai eu le sentiment d’un geste de la main, un sourire pâle qui m’était fait au travers d’une brume, des visages effacés resurgir dans le clignotement de feux nocturnes, à un carrefour désert, attendant je ne sais quoi, je ne sais qui.
Car le poème de Koltès n’est pas un hommage à ceux qui sont restés sur ce carrefour. On rend hommage aux morts, pas aux vivants. C’est un témoignage. Un signal qui clignote.
Koltès est un auteur contemporain. Certes le texte fut écrit en 1977. Mais il semble que le contemporain ne soit pas une date, plutôt une substance. Une sensibilité particulière à la lumière du monde. Qu’hier, aujourd’hui, demain, c’est la même chose, vue d’un certain point. Celui de cet auteur. Que si l’histoire est toujours la même, et qu’elle est injuste, il faut la redire, toujours.
En faire spectacle simple
Un projet théâtral est toujours plus ou moins complexe dans ce qu’il se propose d’appréhender, d’approcher, d’explorer. Je ne sais le rôle qu’y joue la période singulièrement compliquée que nous vivons tous, mais celui-ci souhaite vivre avant tout dans sa plus exigente simplicité.
Un acteur. Un texte. Un espace.
Quelle serait aujourd’hui une juste définition de cette simplicité recherchée ?
Cela pourrait se dire ainsi : grand besoin de poésie, de langue autre, d’élévation, de jour. Et grand désir de politique. De comprendre, de s’inventer un endroit politique personnel. Choisi. Praticable. Ce spectacle tend à unir tout cela.
Il y eut avant tout la (re)découverte de Bernard-Marie Koltès, de ses pièces, son roman, sa correspondance. Pour ma génération, Chéreau en avait comme clôturer la lecture. D’autres voies, complémentaires, semblent aujourd’hui pouvoir s’ouvrir.
Dans tous ces textes ensuite, il en est un qui luit avec une force particulière. Un texte de jeunesse encore, hybride, impatient, fougueux à sa manière. La nuit juste avant les forêts. Sans doute désire-ton toujours, d’une façon ou d’une autre, monter des textes uniques.
Et il n’y a pour moi pas deux textes comme celui-ci. Peu d’occasion de porter une parole si purement belle et si purement vraie à la fois, en ce qu’elle mêle haute langue et hautes aspirations politiques. Grande sophistication et radicale nudité du verbe.
Ce n’est pas rien. Certes les textes de Koltès sont des animaux, nerveux, vivants, musculeux. Mais ils sont intelligents aussi, pleins de maitrise et de stratégie. Ils établissent avec méthode et efficacité leur dramaturgie, ce qu’ils souhaitent dire, et comment.
Et puis il se trouve un comédien, Jean-Christophe Folly, dont j’apprécie particulièrement le travail. Je l’avais vu dans plusieurs pièces ou films ces dernières années, avec une émotion et une joie toujours égales. Et je cherchais l’occasion juste. Ce spectacle me l’offre donc. D’œuvrer à des essentiels. D’organiser le rendez-vous, d’œuvrer à de belles noces.
Car je ne cherche pas de fondement plus simple à exercer la mise en scène aujourd’hui, à Colmar comme ailleurs, que de pouvoir déployer un nombre inconnu de fois, et pour un public le plus nombreux possible, le miracle d’une chose que j’aime profondément portée par des artistes que j’admire et qui me bouleversent.
Matthieu Cruciani