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L’Ecole du Nord de Lille, où j’étais élève-comédienne, avait mis en place un atelier de recherche appelé « Croquis de voyage » au début de ma troisième année. Le concept de l’atelier était simple, se résumait en une ligne : pendant un mois, partir en solitaire avec son sac à dos et un projet personnel, imaginé quelque part en France.
Au retour de cette immersion assez radicale, en faire naître une forme artistique. Nous étions libres d’inventer tout ce que nous voulions : écriture, théâtre, danse, vidéo ou peu importe. A l’annonce de cet atelier je me suis questionné sur ce que je voulais faire et où je voulais partir ? La contrainte de l’exercice était aussi de partir en voyage avec notre regard de comédien et non pas de journaliste. Le défi de se mettre en scène en tant qu’acteur.rice dans notre propre aventure. J’avais l’instinct qu’il fallait que je travaille à un endroit inconfortable pour moi.
Me présenter à l’élection de Miss Poitou-Charentes 2020. En tant qu’actrice. J’avais besoin de vivre l’expérience intimement, de me mettre en scène dans le réel. Infiltrer le comité à ma manière, sentir comment le concours transforme mon propre corps. Mais aussi partir un mois à la rencontre de mes concurrentes. Des jeunes filles de mon âge qui se présentent aux concours de beauté et dont le rêve est de devenir « miss régionale ». Comprendre ce rêve qu’elles ont toutes en commun. Comment en 2020, alors qu’une nouvelle parole féministe est en train de naître, de se libérer, peut-on avoir envie de devenir Miss ? Qu’y a-t-il derrière ces corps que l’organisation Miss France fabrique ?
J’ai rencontré sept jeunes filles du concours, aux parcours de vie et origines sociales différents. Je les ai regardées et beaucoup écoutées. Je suis un peu entrée dans leurs vies, certaines sont devenues des amies. J’ai essayé de comprendre aussi.
De ces rencontres de septembre est née une matière documentaire : textes, vidéos, enregistrements sonores... et notamment des portraits étonnants de jeunes filles d’aujourd’hui. Elles s’appellent Kiara, Lauraline, Chloé, Lolita, Siham, Océane et Clémence. J’ai récolté chacune de leurs paroles, chacune de leurs expressions pour en faire des textes. Il n’y a que leurs mots à elles, c’est documentaire. Dans ces textes elles se confient sur leur rapport souvent violent au corps, ce qu’elles pensent de la politique et de leurs mères.
Elles m’ont parfois parlé de leur sexualité et du regard que portent les hommes sur elles. Elles me racontent leur travail, l’endroit où elles vivent, comment elles mangent. L’une d’elle s’interroge sur la femme qu’elle est en train de devenir en me parlant de sa collection de bouddha. Une autre me raconte son rapport à l’amitié en me décrivant sa solitude. La troisième vient de perdre vingt kilos en deux mois pour le concours, elle était rugbywoman professionnelle.
En réécoutant les témoignages enregistrés, ce qui m’a bouleversée dans le parcours de ces jeunes filles, c’est le mélange de grande violence et de rêverie : à la fois l’aliénation à des codes machistes et un très grand panache tant elles décident de s’exhiber sous ce regard. C’est une question vraiment centrale. Est-ce qu’elles ne prennent pas aussi une totale possession de leur corps en l’utilisant ainsi ?
A chaque fois je me déplaçais où elles habitaient. Je suis allée dans les quatre départements de la région pour les rencontrer. Je me suis passionnée pour ce territoire qui était la terre d’adoption de ma mère mais que je connaissais mal. J’ai découvert cet endroit à travers les gens qui y vivaient, que je rencontrais sur mon chemin. Ils ont tous constitué ma carte de voyage.
Tout ce projet tourne autour de la question des regards. Que le comité Miss France porte sur les jeunes femmes, que je porte sur moi-même et sur les autres candidates, que les miss portent les unes sur les autres et sur leurs propre parcours de vie. Dans la mise en scène, il faudrait une pluralité de tous ces points de vue, de ces regards pour comprendre vraiment ce qui se joue dans ces élections régionales, ce qu’elles racontent d’ultra-contemporain malgré leur apparence désuète ou franchement passéiste.
Suzanne De Baecque