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UNE ODYSSÉE SUR UN PLATEAU
PORTRAIT D'UN HOMME / PORTRAIT D'UN MONDE
L'Odyssée dépeint un monde en temps de paix, en dehors du contexte exceptionnel de la guerre.
Le poète place l'homme dans son environnement naturel et décrit les rapports qu'il entretient avec les forces qui gouvernent le monde.
Le point de départ de l'épopée est une rupture de l'harmonie : voilà dix ans que Troie est tombée et que les Grecs ont repris leurs bateaux pour rentrer chez eux et pourtant, Ulysse n'a toujours pas revu sa terre natale. Tous ses compagnons sont ou bien morts comme Agamemnon, ou bien rentrés chez eux comme Nestor et Menelas. Dernier héros grec à chercher le chemin du retour, Ulysse continue de subir la haine de Poséidon qui ne lui pardonne pas d'avoir aveuglé son fils, le cyclope Polyphème. Après avoir peu à peu perdu tous ses compagnons au fil d'aventures sanglantes, il est à présent retenu prisonnier par une déesse, Calypso, sur une île a la frontière du monde des hommes.
A la différence de L'Iliade, ce n'est plus grâce à l'action glorieuse que le héros accède à l'immortalité mais en retrouvant la place dans le monde que la guerre et l'absence lui ont fait perdre. Point de candeur et de naïveté pour autant : c'est par la ruse et la vengeance que l'ordre sera rétabli. Pour échapper au chaos et retrouver enfin le ≪ cosmos ordonné des hommes ≫, Ulysse utilise cette qualité appelée métis par les Grecs et que Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne traduisent par l'intelligence de la ruse. Grâce à elle, Ulysse parviendra d'abord à rentrer chez lui, à Ithaque, où il organisera méthodiquement la vengeance qui lui permettra finalement de retrouver son role de roi, d'époux et de père. Une fois cette place reconquise, il pourra à nouveau redevenir l'un des maillons de la chaine des générations et ainsi devenir un fragment d'éternité. C'est donc au ≪ portrait d'un homme à travers le récit de ses errances », pour reprendre l'expression de Philippe Brunet, que s'attachera la dramaturgie de l'adaptation.
Une adaptation qui respecte le texte original
Comme pour Iliade, le texte d'Homère sera au centre du texte de l'adaptation, l'idée étant d'en proposer une version d'1h30 accessible à tous. Dans un premier temps, le travail consistera en un défrichage permettant de retrouver la structure du récit cachée derrière le foisonnement de détails.
L'Odyssée s'organise ainsi en trois grands mouvements :
Le travail se fera à partir du texte original d'Homère ainsi que de deux traductions libres de droit de L'Odyssée : celle de Leconte de Lisle, publiée en 1893, et celle de Victor Bérard, publiée en 1924. Le travail d'adaptation sera complété par des ouvrages universitaires.
L'objectif principal de cette réécriture sera de traduire L'Odyssée non pas en bon français mais dans le langage du théâtre. Délimité par l'espace d'une scène et par le temps partagé avec les spectateurs, ce langage est constitué de mots mais aussi de sensations et d'images. Adapter ainsi le poème permettra donc de donner à voir une Odyssée portée par un élan vital, investie dans le temps présent.
Une écriture qui se joue des conventions
La dramaturgie de l'adaptation jouera délibérément avec les conventions théâtrales afin de sortir d'un cadre conventionnel trop connu par les spectateurs. L'objectif ne sera donc pas d'exécuter une forme qui reprenne des codes identifiés mais d'en inventer une spécifique qui soit hybride et ludique afin de donner à voir un théâtre surprenant et généreux. La seule permanence conservée sera celle de l'espace et du temps : un espace vide, sorte de terrain de jeu qui se dessinera en fonction des tensions que les acteurs créeront et laisseront se défaire. Un temps partage entre la scène à la salle qui permettra d'éprouver le temps de l'épopée et la manière dont elle altère ses différents protagonistes. Le théâtre permettra ainsi de créer les conditions nécessaires à la création d'une Odyssée riche du foisonnement de la vie si cher à Homère.
L’acteur au cœur du dispositif
L'acteur sera au cœur du dispositif créé par la dramaturgie et c'est par lui et à travers lui que tout pourra advenir. Comme dans Iliade, ils seront 5 pour endosser 15 rôles et tous les enjeux reposeront d'une part sur la clarté de leur pensée et d'autre part sur leur agilité dans les ruptures. L'histoire ne pourra se raconter qu'à la condition que les acteurs soient familiarisés et aguerris aussi bien avec leur propre parcours qu'avec la dramaturgie globale. En cela, l'un des axes principaux du travail sera de travailler collectivement à l'élaboration d'une « grammaire commune ». Sans cela, l'histoire ne pourra pas se raconter. Pour cette raison, on fuira la dimension psychologique et les différents leviers qu'elle propose afin de passer d'une partition à l'autre. On partira du principe que lorsque l'acteur ne remet pas en cause ce qu'il joue et s'engage pleinement, alors les spectateurs le suivent sans hésiter.
Héros qui es-tu ?
Ruse vs. Force
Contrairement a Achille qui était le meilleur des Grecs, la qualité principale d'Ulysse n'est pas la force mais la ruse et avec elle la capacité à se sortir de situations périlleuses. Dès l'Antiquité, Platon compare les deux héros l'un a l'autre admirant la valeur du premier et dénigrant les mensonges du second. Ainsi, plutôt que de dépeindre une humanité forgée dans le dépassement de soi, L'Odyssée choisit de montrer un homme ambivalent et fragile dont l'objectif n'est pas de mourir en héros mais simplement de rester en vie et de retrouver les siens. Ulysse incarne cet être humain par excellence, faillible et ambivalent, attache à sa famille et à ses racines.
Une sorte d'anti-héros avant l'heure en quelque sorte.
Les défauts d'Ulysse sont nombreux : trop orgueilleux, il révèle son nom au cyclope Polyphème s'attirant la colère de Poséidon. Trop fatigué, il s'endort et laisse sans surveillance l'outre des vents. Ouverte par ses compagnons, les vents s'en échappent et les repoussent loin d'Ithaque alors qu'ils s’apprêtaient à retrouver l'ile. Infidèle, il reste une année entière aux cotés de la belle magicienne Circe. Et surtout, face à toutes les situations inédites qu'il traverse et pour lesquelles il n'a ni manuel ni grille de lecture, Ulysse a peur. Cependant, on a bien vu que même dans L'Iliade les héros n'étaient pas épargnés par la peur, bien au contraire. Au lieu de l'ignorer, chacun l'éprouve dans son intimité la plus secrète pour ensuite essayer de la dépasser. Cet aspect déjà présent dans L'Iliade est au cœur de L'Odyssée : c'est en éprouvant la peur que le héros sauve sa peau et c'est grâce à cette peur qu'il grandit.
Par ailleurs, autour d'Ulysse gravitent des personnages héroïques bien qu'ils n'aient pas les attributs traditionnels des héros : on peut penser à la vieille nourrice Euryclée ou au porcher Eumène. Bien qu'ils ne soient pas nobles, c'est grâce à leur intelligence et à leur grandeur d'âme qu'Ulysse parviendra à reconquérir Ithaque. En cela, L'Odyssée propose une vision de l'homme plus humaniste encore que celle de L'Iliade ou seuls les héros de guerre étaient dépeints comme des individus accomplis, capables d'actes courageux et de noblesse de cœur.
Fuir les apparences
Lors des répétitions, on commencera par travailler non pas à partir du texte de l'adaptation mais à partir de l'épopée originale dans les traductions de Victor Bérard et de Leconte de Lisle. L'objectif de cette phase de travail sera de permettre aux acteurs de s'approprier la matière de l'épopée depuis l'intérieur et non pas depuis l'extérieur et ainsi de se tenir aussi loin que possible de la reproduction des clichés. Cet écueil serait redoutable avec un texte comme L'Odyssée dans la mesure où il fait partie de la culture générale et est à ce titre vaguement connu de tous.
Le travail s'organisera autour d'un fil conducteur qui traversera tous les choix de dramaturgie et de mise en scène. Pour Iliade, nous avions par exemple cherche autour du concept de la force et ce qu'elle représentait lorsqu'elle circulait parmi un groupe d'individus, d'un point de vue anthropologique et philosophique. A partir de différents documentaires et lectures, nous avions réfléchi a la question de savoir s'il existe par nature des courageux et des lâches, des bourreaux et des victimes. Ce qui était ressorti de cette exploration avait nourri le spectacle aussi bien en ce qui concerne la dramaturgie de l'adaptation que la direction d'acteurs.
Pour Odyssée, je souhaite fonder la démarche de travail autour du concept de danger et de ce qu'il représente, à la fois à l'échelle de la construction individuelle et à l'échelle d'une société. Quel rapport faut-il entretenir au danger afin de trouver sa place dans le monde ? Cette place doit-elle forcement se conquérir par la force ou bien d'autres moyens existent-ils ? Faut-il encourager la quête de danger ou au contraire défendre une culture qui le proscrit ? L'enjeu sera que les comédiens s'approprient ces questions et les éprouvent, aussi bien d'un point de vue théorique en discutant de lectures partagées par tout le groupe que d'un point de vue pratique par des propositions personnelles au plateau ainsi que par des d'improvisations collectives et individuelles.
Magie et surnaturel : qu'est-ce que le danger ?
Le monde de L'Odyssée est complexe : en plus des humains et des dieux, on y trouve des créatures surnaturelles en tous genres : cyclopes, sirènes, monstres, magiciennes...
Pour raconter les aventures d'Ulysse, Homère puise allègrement dans un répertoire de références folkloriques qui n'est pas sans rappeler celui des contes orientaux ou égyptiens. Cependant, le poète évite systématiquement de s'appesantir sur le merveilleux et le surnaturel : les sirènes ou les monstres Charybde et Scylla ne sont ainsi jamais décrits. Du cyclope, on nous précise seulement qu'il n'a rien à voir avec un être humain et qu'il est d'une grande taille en omettant le fait qu'il n'est doté que d'un seul œil ! Plutôt que de s'attarder sur la description en elle-même du surnaturel, Homère préfère insister sur l'effet qu'il produit sur les humains qui la côtoient. En ce sens, le merveilleux représente tout ce qu'un être humain ne peut pas comprendre. La ruse devient alors la seule arme pour en triompher. Grace à elle, Ulysse parvient à contourner un choc frontal qu'il est de toutes façon condamne à perdre. La métis lui permet de faire un détour pour finalement mieux aller a l'essentiel : c'est en rusant que l'homme est homme et c'est en étant autre que lui-même qu'il parvient à se sauver du surnaturel.
Par ailleurs, à mesure qu'elle avance, l'épopée se dépossède peu à peu des éléments de surnaturel. Cette progression se matérialise parfaitement dans les trois femmes qu'Ulysse rencontrera au cours de son voyage : la première, Circé, est une terrible magicienne. La deuxième Calypso, est une nymphe immortelle. Et la troisième, Nausicaa, est une femme Phéacienne. Bien que légèrement différents des humains, les Phéaciens sont cependant le peuple que rencontre Ulysse qui s'en rapproche le plus. Ces trois femmes préparent Ulysse à ses retrouvailles avec Pénélope qui elle n'est « que » humaine et qui est pourtant celle sans qui il ne peut être lui-même.
Mettre en scène l'aventure : image et synesthésies
Plutôt que de copier l'aspect extérieur des aventures d'Ulysse, la mise en scène et la scénographie s'attacheront à comprendre ce qu'elles représentent de l'intérieur pour le héros. On laissera de côté les attributs du merveilleux pour essayer d'en dégager la substantifique moelle. Dans L'Odyssée, le merveilleux représente ce qu'Ulysse ne connait pas et par conséquent il offre différentes visions du danger. Pour chacun des espaces que traverse Ulysse, on cherchera en comprendre les principes invisibles et de les restituer par un jeu de métaphores visuelles.